Je regardais le fond de mon verre depuis un moment, perdu dans mes pensées, aux prises avec mes démons. J’étais tellement forcé de faire des saloperies, sans arrêt depuis maintenant deux mois, que j’avais l’impression que c’était toute ma vie qui s’échappait entre mes doigts. Et plus je m’y raccrochais, et plus les choses étaient compliquées, et plus ma vie continuais de me glisser entre les pattes. Comme s’il s’agissait d’eau. Putain, je détestais l’eau. Je n’avais jamais aimé ça. Et encore moins quand ça me servait de putain de métaphore, c’était insupportable. Bref. Prenant mon verre en main, je le fis doucement tourner, faisant glisser son contenu contre les parois du petit récipient, comme pour le faire décanter. Bien inutile, encore qu’un ami de travail m’avait jadis expliqué que les whisky étaient parfois comme le vin, et qu’agiter un peu le liquide permettait d’en dévoiler le plus d’arômes. Bah, qu’importe. Dans cet état de fatigue physique et de lassitude mentale, je pourrais tout aussi bien boire de l’huile de vidange que ça ne ferait pas énormément de différence, vous pouvez me croire.


Je bois mon verre d’une traite, désespéré par ces heures qui passaient trop lentement en attendant mon rendez-vous de ce soir, avec un contact trouvé sur internet.


Et voilà qu’on me bouscule quand je vais me resservir. Une jeune rouquine qui sourit en s’excusant et en s’éloignant. Maussade, le coin de mes lèvres s’arc-boute en un léger sourire forcé comme pour lui faire comprendre que j’acceptais ses excuses, tandis que je me posais coudes contre le bar le temps de commander un verre. Mon regard fut attiré par la piste de danse et par le changement dans le rythme de la musique. Oh, une barre de pole dance. Difficile de dire si c’était pour des spectacles spécifiques ou juste pour le fun des danseurs épisodiques au gré de la volonté des gens qui venaient dans ce bar. Et voilà que la rouquine se met à danser autour de la barre, contre elle et tout ça. Visiblement, elle estomaquait tout le monde. Moi, je restais serein. J’avais fait trop de conneries ces derniers temps pour être serein à l’idée de mater une nénette qui fait du pole dance. Je sirote mon verre et m’amuse en silence et discrètement de son échange avec le barman qui la surnomme Ginger. Ca fait… Je sais pas. Série américaine. Ginger, quoi. Et elle me prend à parti en revenant vers moi, pour gagner un truc à boire. Je la salue en levant mon verre.


| Rien de personnel Ginger, j’ai une vie de merde en ce moment, sinon je serais pas là en train de picoler tout seul. Mais ouais, c’était bien. Elle mérite son cocktail, je crois… |


Je disais ça en regardant le barman, avant de me rembrumir, nez dans mon verre.


| Äu moins, la rouquine a cherché à mettre un peu d’ambiance dans ce rade. Donnes-lui à boire, allez. |

Je laisse la jeune femme se ramener et s’approcher. Je ne me sens pas particulièrement sur mes gardes, même si je le devrais sans doute. L’histoire récente de ma vie a bien su me prouver à quel point les femmes pouvaient être dangereuses. Je ne m’étais jamais méfié d’elles, auparavant. Non par sexisme, ni par dérision, mais simplement parce qu’elles étaient toujours intéressantes et interéssées ; je n’avais jamais vu le mal quand j’étais jeune, à l’armée, à multiplier les conquêtes. En revanche, je n’avais jamais pensé par la suite qu’elles pourraient me causer des problèmes un jour. Déjà j’avais envisagé mon mariage comme quelque chose de permanent, de serein, qui ne serait jamais remis en question. Doigt dans l’oeil enfoncé jusqu’au coude à ce train-là, et ça ne voulait pas forcément dire que la suite avait été plus rose ; naïvement j’avais pensé que je pouvais trouver un nouvel équilibre avec d’autres femmes que la mienne. Chose impossible à faire, à réaliser. Et j’avais été visiblement utilisé.


Tout était foutu en l’air, maintenant, et on ne pouvait pas dire que nous y étions allés de main morte avec Jaana, pour nos vies. Bref. Celle-là n’a pas l’air méchante. Mais sous son air un rien jovial se cache peut être un agent des suceurs de sang ou des saloperies à têtes de loups, alors je n’allais quand même pas commencé à la ramener. Je devais me méfier de tout le monde maintenant, et arrêter de penser avec autre chose que ma prudence. Et par autre chose, je suis sûr que vous voyez très bien ce que je veux dire. La jeune femme me remercie alors, et achève de forcer le barman à lui servir un cocktail dont le nom déjà, m’aurait semblé immensément barbare rien qu’en le prononçant mais maintenant, j’étais plus au fait des prononciations cheloues. Ca faisait dix ans que je vivais en Norvège, après tout.


| A vos souhaits | Je lâchais cela uniquement pour noter le fait que je n’avais pas compris grand-chose.


La jeune femme m’explique qu’il y avait des fleurs et des framboises. J’échangeais un regard entendu avec le barman, tandis que la jeune femme commentait la détestation de ce dernier pour le faire. En revanche je la voyais venir avec son petit jeu et je ne pouvais pas y participer, rien que la moitié de mes secrets me vaudrait sans nul doute une bonne partie de condamnations diverses et variées qui me mettraient au trou pour un moment. Je lève mon verre à sa santé, mince sourire.


| Je me plains surtout beaucoup. Allez, je vous le concède. Vous avez gagné. En tout cas le barman a l’air de bien s’emmerder à vous préparer son truc. On sent encore le goût de l’alcool, là-dedans ? |

Je n’avais jamais été un grand fan des spiritueux dilués dans les fruits, les plantes, les sodas ou les jus divers et variés. Sauf en vacances peut-être, mais ça faisait un petit moment maintenant qu’on n’était pas partis au soleil avec Jaana et les enfants, et même alors avec le temps qui passait, j’avais développé un fort attrait pour les whiskies bien tourbés et au goût assez prononcé. C’était comme ça. Mais les filles, sans sexisme ou machisme déplacé, étaient souvent plus friandes de ce type de consommations ; c’était plus doux et comme elles buvaient souvent moins que les hommes –grand bien leur fasse-, ça les aidait à tenir. Et puis, même sans apprécier particulièrement ça je reconnaissais moi-même que ça avait un certain côté frais et festif, qui permettait de se plonger plus facilement dans une ambiance de détente. Bref, il y avait pas mal d’avantages à ça et je n’aurais de toute façon pas su dire ce que la jeune femme aurait pu boire en dehors de cocktails, si j’avais dû lui proposer de lui payer un verre. La voilà qui se marre, me complimentant sur mon amabilité. Elle commence à parler, à embrayer sur une conversation normale. Je soupire doucement, mais d’un autre côté je suis rassuré. Enfin un peu de normalité ! Et elle me demande mon accent, que je ne parviendrais sans aucun doute jamais à masquer totalement.


| Ginger, donc. Cheryl. Ca fait pas très norvégien non plus. Mais vous avez raison. Un français paumé dans ce trou glacial. Philippe Raulne. Et donc, vous êtes déjà allée en France ? |


Question obligée après cette entrée en matière. C’était purement par politesse plus que par intérêt, combien d’étrangers connaissais-je qui avaient été déçus en visitant mon pays ? C’était comme ça, moi je n’y pouvais rien. Et mes actions n’avaient pas non plus fait rejaillir beaucoup de gloire sur mon pays d’origine, alors à quoi bon me plaindre, je ne pouvais pas non plus me dédouaner de cette responsabilité... Lorsque je portais l’uniforme ce n’était pas pour faire de l’humanitaire. Bref. La jeune femme sourit en tançant le barman, et je ne peux qu’opiner du chef devant le verdict qui est le sien quand elle « complimente » le cocktail, ou en tout cas qu’elle le juge. Je coule un regard interrogatif dans sa direction.


| C’est l’essentiel. Et gare alors, sinon vous finirez par terre; vous ne devez pas faire plus de la moitié de mon poids toute mouillée. Je peux vous en repayer un du coup, mais si vous vous taulez en sortant, ce sera pas ma faute. |

« Pas de ma faute ». Si je sortais ce genre de phrase devant ma femme, elle ne manquerait pas de me le faire payer d’une façon ou d’une autre, en me toisant avec cet air supérieur et surtout réprobateur qui signifiait invariablement que je n’étais jamais qu’un gosse qui n’avait jamais grandi, et qui n’assumait pas ses responsabilités. C’était elle qui m’avait décidé à quitter l’armée pour la rejoindre elle et les gosses qui grandissaient sans moi. Elle avait eu raison sur ce point-là ; j’avais déjà pas mal servi mon pays et il était temps que j’assume mes responsabilités familiales. J’avais conclu donc, que je serais bien le dernier des connards de ne pas accéder à ses appels à rentrer à la maison. Mais entretemps les choses avaient beaucoup changé, et je n’avais pas mûri pour autant. Je m’étais simplement fait chier dans cette existence convenue et monotone, après toutes ces années rythmées par les opérations extérieures. Il avait fallu que je me range, que je m’adapte, et la vie était devenue chiante à en crever, tellement que c’était la merde, vraiment. C’était sans doute ça le point de départ de tout ce bordel. Ca et cette nuit en Afghanistan, qui m’avait changé plus que toutes les épreuves réunies de ma vie militaire. Je n’avais tout simplement pas su surmonter le choc. Pas su m’adapter. Pas su quitter les plateaux d’Helmand. Quelque part, j’y étais mort avec mes hommes, ou alors ma vie avait continué sans moi, mon esprit s’y trouvait toujours et cherchait à refaire la soirée, à combattre cette saloperie et à avancer. Parfois, je me disais qu’il aurait été plus simple pour tout le monde que ma carcasse y ait été dispersée dans l’explosion de mon VAB.


Ginger, Cheryl, je me tapais comme elle voulait que je l’appelle. Je plaisantais doucement, mais sans trop de conviction. J’étais fatigué. En colère. Fatigué de la rage énorme et de l’intense sentiment de honte qui me serrait le cœur. J’avais envie d’aller me coucher. De m’effondrer après avoir suffisamment picoler pour être capable d’assommer un éléphant en lui rotant à la gueule. Cela dit, je comprenais que la nana se donne un surnom. Cheryl, ça faisait actrice porno, c’était pas facile à porter, et en français ça ressemblait beaucoup à chérie. Ses compliments sur mon pays, c’était toujours bon à entendre. Mais ce n’était pas ça que je retenais le mieux.


| Pas de pot que ta mère kiffe les noms anglais, mais bon, au moins ils sont prononçables | la taquinais-je d’un ton toutefois peu rieur| Et quels surnoms tu trouverais pour « Philippe », du coup ? Tu sais pas trop mal le prononcer, mais j’ai peur de ce que tu vas me sortir, maintenant. |


Son accent était pas dégueu pour quelqu’un habitué à manier le langage rugueux des gens du coin. Pas forcément super sexy, encore que… Je me rappelais de ces trucs que pouvait me sortir Jaana, parfois. On pouvait presque sentir les mots sur sa langue. Un autre temps, une autre époque. Quand nous étions jeunes, et fous amoureux l’un de l’autre, incapables de tenir en place sans nous tripoter. Jeunes et cons. Con, je l’étais toujours. Je pouvais difficilement le nier. Il y avait eu une crevasse dansnotre mariage, et plutôt que de la contourner ou de l’enjamber, je n’avais rien trouvé de mieux à faire que de sauter dedans à pieds joints en riant aux éclats, content de ma connerie en pensant que tout s’arrangerait tout seul, sans effort de ma part, et sans jamais faire confiance à nos sentiments, à notre histoire, à ma femme elle-même. Je réponds, toujours un peu perdu dans mes pensées.


| Eh ben, faut que tu fasses gaffe alors, t’es quand même une fille et tu te surnommes Ginger. T’as raison en tout cas pour le taxi, p’tite. Y’a un couvre-feu et crois-moi, c’est pas pour des prunes. Une rouquine ça attire l’attention, et il y a de sacrées saloperies qui traînent, la nuit. Traîne pas seule, en tout cas. |


Oui, conseils de viuex, mais j’étais père. Et j’avais aucune idée de ce que foutait ma fille en temps normal, mais je pouvais au moins être rassuré qu’en ce moment elle soit surveillée par les flics à cause des menaces qui pesaient sur nous.

Des saloperies qui traînent la nuit. Forcément, il y avait de quoi s’inquiéter. En tant que père de famille, c’était mon lot, je n’avais pas vraiment le choix à ce sujet, les choses étaient potentiellement bien trop dangereuses pour qu’elles se passent bien, et que je puisse dormir sereinement sur mes deux oreilles. Pourtant j’étais là à picoler. Il fallait plus que je recommence putain, je me l’étais promis. Je devais pas abuser en tout cas. Au moins, des flics étaient placés en faction et protégaient ma famille. C’était déjà ça. Finalement ces mecs étaient bien mieux placés que moi pour ce faire, compte tenu de mon état général. Mais ça ne m’empêchait pas de m’en faire pour d’autres. J’avais beau vivre avec la conviction que les choses étaient sous contrôle et donc que je n’avais que peu à me soucier de ce qui arrivait aux autres, je devais malgré tout avouer que les choses changeant à toute vitesse, je me retrouvais quand même à prendre conscience de la vulnérabilité assez énorme qui était la nôtre, humains, devant ces créatures surnaturelles qui s’étaient visiblement immiscées partout, pour qu’on en vienne à ne rien savoir de leur existence. Bref.


La jeune femme rebondit sur les histoires de prénoms. En tout cas elle s’y connaît en surnoms et en raccourcis bien franco-français, et cela me fit me sentir un peu bête. Dix ans de vie en Norvège et vingt ans de relation avec une norvégienne, et je ne connais pas assez bien leur langue pour m’amuser à ce genre de trucs. Débile, vous avez dit débile... En tout cas, je ne peux que hocher la tête à ses paroles.


| Oui, c’est tout à fait ça. Mais ça fait bien longtemps qu’on ne peut plus vraiment me considérer comme ça. |


L’espièglerie ne va jamais aussi bien qu’aux gens que lorsqu’ils sont un peu innocents, un peu naïfs, et moi cela faisait tellement longtemps que je n’étais plus l’un ou l’autre que ce serait vraiment inconsidéré de ma part que de dire que cette description pourrait me convenir. On n’allait pas chercher bien loin mes surnoms, d’ordinaire. Le « français » suffisait bien, ou alors Rawne, à la manière gutturale qu’avaient les norvégiens de prononcer mon nom de famille. Ca me rappelait l’armée, mais ça ne me dérangeait pas. J’avais appelé les gens par leur nom de famille pendant bien longtemps, alors ça restait un peu comme la force de l’habitude pour moi. Je hoche la tête aux paroles suivantes de la jeune femme. Je devais lever mon cul, pendant qu’il en était encore temps.


| Oui, c’est bien d’eux dont je parlais. Ils peuvent être partout, pour ce qu’on en fait. Partout et avec n’importe quelle mauvaise intention. Ces enculés tuent des gens pour vivre, et ils ont aussi essayé de me cramer dans ma maison avec ma femme et mes gosses. Bon allez, je décolle. Bonne fin de soirée, Ginger, et gare à vos fesses. |


Je soupirais en me levant, laissant de quoi régler les consommations sur le bar, avant de tourner les talons et de sortir pour retourner à ma planque.