Comme tout le monde, vous n'avez pas pu vous empêcher de regarder la vidéo... Ou du moins de lire dans la presse ou encore de voir à la TV des journalistes en parler. Qu'en pensez-vous? Quelle a été votre réaction?
C'est moi même qui l'ai mise en ligne sous les ordres de notre Hiérophante. Il n'est guère prudent de critiquer les ordres, même après les avoir effectués. Et je ne devrais pas le faire. Pourtant... J'avoue être un peu sceptique, au fond de moi. Je n'ai strictement aucune idée de ce que cela va donner à long terme, mais c'était sûrement le meilleur moyen pour pouvoir rétablir l'équilibre des forces. Les humains le feront pour nous, si nous arrivons à les manipuler correctement. Si nous y arrivons. C'est loin d'être gagné ; je sais que tout va se jouer dans les semaines et les mois à venir et cela va être dur. Je n'aime pas ne pas savoir. Je déteste douter. Mais je sais que mes visions sont relativement sombres, bien qu'assez imprécises à long terme. Je sais simplement que des jours obscures arrivent. Pour nous, pour les créatures surnaturelles, pour les humains. Ce qu'on m'a ordonné de faire ne fait qu'aider la marche de l'histoire, finalement. Les humains auraient bien fini par découvrir l'existance de créatures surnaturelles. Oui, ce sont des imbéciles, ils sont si aveugles, depuis des siècles... Mais tout de même. Des loups garous et des vampires, juste sous leur nez... J'ai toujours du mal à croire qu'ils aient réussi à se faire ignorer toutes ces années, ces siècles. Ca aurait bien finit par cesser un jour. Au moins, nous l'avons fait nous même. Nous maîtrisons la situation. Au moins un peu. Nous avons en tout cas un temps d'avance. A nous d'agir vite et de modeler l'opinion avant les vampires n'aillent susurrer des mots doux aux oreilles des humains. Oui, cette vidéo n'est que le début. La détente qui a libéré la balle, la balle qui va maintenant bouleverser la vision du monde de ces pauvres aveugles d'humains...
Moi, je ferais ce qui doit être fait. Peu importe ce dont il s'agit.
Pour l'Equilibre.
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giphy & tumblr
"And all the children are insane"« Ils vont arriver. »
L'homme acquiesce, le regard dans le vague. Le silence s'installe, se fait pesant, jusqu'à ce que ses mains se crispent sur ses genoux. Ses doigts froissent son pantalon, ses poings se ferment, puis il se lève. Elle essaye de le retenir, de l'en empêcher, de le convaincre de ne pas faire cette folie. Il ne l'écoute déjà plus. Il n'a jamais vraiment douté de ce qu'il allait faire si ce cas là arrivait, de toute manière. Il s'en rendait compte aujourd'hui. C'était l'évidence même. Son poing part, s'écrase contre la mâchoire de son épouse alors qu'elle s'était mise en tête de l'empêcher physiquement de faire ce qu'il devait faire. Elle ne voulait pas qu'il sauve ce qui pouvait être encore sauvé ? Elle voulait qu'ils meurent, eux aussi ? Son mari et sa fille ? L'homme croyait qu'elle les aimaient, qu'elle les aimaient plus que le reste. C'était une pensée honteuse, pleine de trahison pour l'Ordre, mais il ne pouvait pas aujourd'hui la chasser de son esprit. Pas alors qu'on allait venir tuer sa femme pour une connerie, pour une foutaise de vision mal interprétée. C'en était trop.
Il s'engouffre dans le couloir, pousse une porte derrière laquelle sa fille tentait de trouver le sommeil. Il attrape un grand sac dans lequel il fourre toutes les affaires nécessaires – il y a déjà pensé, il sait quoi prendre. Puis c'est au tour de sa fille. Le bébé s'agite, il le calme du mieux qu'il peut. Il sort par la porte de derrière et prend la voiture – il en changera sur la route, ce n'est pas un problème.
Lorsque l'équipe envoyée pour nettoyer les incompétents ayant échoué dans leur mission, il est déjà loin.Le 24 Octobre 2005, Paris, France.
« Par ici. »
Sans un mot, sans un regard, je suis la direction qu'on m'indique. Nous nous enfonçons dans les souterrains, fondations du bâtiment apparemment. L'endroit est beaucoup moins luxueux que le reste de cet hôtel particulier. La pierre nue, froide et dure, suinte d'humidité. La lumière artificielle grésille presque, et joue avec nos ombres le long des parois et du sol.
Ma respiration est courte, traduisant l'anxiété qui m'habite. Je suis sûre de moi, pourtant, je ne l'ai même jamais autant été. Mais j'ai peur. Peur d'échouer. Peur de les décevoir. Pourquoi serait-ce le cas ? Je n'ai plus fais aucun faux pas depuis bien longtemps, maintenant. J'ai évolué. J'ai compris. Ils le savent. Sinon, pourquoi serais-je encore vivante ? J'ai du potentiel, j'en ai toujours eu. En particulier avec mes visions. Et ils m'ont montré au service de qui et de quoi je devais mettre ce potentiel. Je pouvais leur être utile, alors ils m'ont gardé en vie et m'ont donné ma chance. C'est aussi simple que ça, et ça me convient parfaitement.
Ils savent que leur travail avec moi s'achève aujourd'hui et qu'ils vont enfin pouvoir rentabiliser ces années à me montrer le droit chemin. Et moi, je suis prête. Prête à faire ce que j'ai à faire, à faire ce qui doit être fait. Je sais ce qui m'attend. Je sais très bien ce qu'ils ont prévu pour me tester. Mais jamais je n'avais imaginé avoir cette boule d'angoisse au fond de l'estomac en y allant. Ce n'est pas ce que je vais devoir faire qui me pose problème en soi – sinon je serais morte – c'est leur présence autour de moi et leur regard sur mes épaules. Lourd. Ils ne me quittent pas. Ils me jaugent. Et même si je sais qu'il n'y a aucune chance pour que j'agisse mal, j'ai peur tout de même. L'obscurité et l'humidité du souterrain n'améliorent rien. Nous tournons à droite, et mes yeux se posent instantanément sur l'homme. Il a vieilli. Beaucoup vieilli. Plus que ce à quoi je m'attendais. Pourtant, et bien malgré moi, je le reconnais sans mal.
Je sais peu de choses, finalement. Je sais que ma mère avait failli dans sa mission peu après ma naissance, elle avait mal interprété une de ses visions et avait tué la mauvaise personne... Jonathan Carsten ne m'avait jamais expliqué les raisons de sa mort, il m'avait juste parlé de comment elle était morte. C'était tout ce qui importait, pour lui. Il avait oublié sa trahison. Il avait oublié que ma mère avait trahi l'ordre, et qu'elle devait payer. Il n'avait retenu que l'angoisse, que cet amour qu'il lui portant, sentiment insipide qui biaisait son jugement depuis toujours. Il savait ce qu'elle avait fait, cela allait de soi qu'elle en paye le prix. On ne s'attendait d'ailleurs pas à la réaction qu'il a eu. C'était mon géniteur. Mon père, comme je l'appelais à l'époque. L'homme qui m'avait mis au monde. Sa femme morte en ayant failli dans sa mission pour l'Equilibre, il fuit en m'emportant sous son bras, comme un vulgaire paquet, m'emportant pour des années de cavale loin des miens, loin de ma véritable famille, loin de la cause qui doit être servie par ceux qui, comme nous, en ont les capacité. A tous points de vue, il a volé les douze premières années de ma vie.
Je ne le voyais pas ainsi, à cette époque. Elle n'était plus moi, et elle ne le voyait pas comme ça. Elle le voyait comme son sauveur, et il lui présentait l'Ordre et notre peuple comme une dictature sanguinaire qui tuait pour un oui ou pour un non. Il voulait lui offrir une belle vie, une meilleure vie, une vie libre, disait il à la petite fille. Ils ne passaient pas plus d'un mois au même endroit, des fois même pas plus de quelques jours. Il fallait toujours bouger. Ca lui plaisait, à la petite fillle. Elle a fait le tour du monde, elle a tout vu, tout visité. Ca lui plaisait, de découvrir de nouveaux endroits, de nouveaux paysages... Et surtout, elle n'avait aucune limite. Elle se savait supérieur à tous ces stupides humains qui ne se doutaient même pas de tout ce qui vivait à leur côté, dans leur monde, depuis la nuit des temps. Alors c'était bien, oui, elle s'amusait, elle manipulait, elle volait parfois. Lunettes de soleil, tenue de starlette à paillette à huit ans. C'était un peu ridicule, mais ça lui plaisait, à la petite. Elle en a même tué quelques uns, de ces humains qui l'embêtaient, avec l'aide de son père. Lui... Elle le vénérait presque. Il développa très tôt ses pouvoirs, n'ayant aucun scrupule à puiser dans des énergies sombres et chaotiques pour donner un coup de pouce. Il aimait ça d'ailleurs, et il lui en a transmis le goût. Flirter avec le côté sombre. Il lui disait qu'elle était puissante. Elle le croyait. Elle l'a cru pendant toutes ces années. Je l'ai cru. Je n'aime pas penser à ce passé à la première personne, tellement il me semble honteux, pourtant je sais bien que c'est le mien. Et qu'il faut que je l'accepte. Accepter qu'il soit mien, mais tout faire pour me racheter.
Surtout que je ne peux nier avoir apprécié et appris certaines choses. Que les hommes, peu importe la région du monde dans laquelle nous pouvions nous trouver, étaient bien tous semblables. Que tuer me plaisait. Qu'avoir ces visions me donnait une sensation de pouvoir dont je ne me passerais pour rien au monde. Et si je suis en vie... C'est certainement grâce à cela. Cette part d'obscurité, personne ne pourra jamais me l'arracher – et moi même je ne le désire pas. J'ai simplement appris à la contrebalancer. A faire régner l'équilibre en moi.
C'est grâce à eux : ils m'ont ouvert les yeux. Ils ont fini par l'attraper, la petite imbécile qui croyait tout ce qu'un vieil égoïste damné lui disait. C'est certainement le souvenir le plus frais et le plus cuisant qu'il me reste de cette époque. J'avais déjà des visions qui me prenaient aux tripes, bien qu'elles ne fussent pas forcément très importantes. Sauf pour celle ci. Elle m'a permis de trouver le droit chemin. De retrouver les miens. Ils nous cherchaient presque en permanence, mais nous avions toujours réussi à les éviter. De justesse, le plus souvent. Ca suffisait pour continuer cette vie décadente en cavale. Changements régulier de papiers, de voiture, de style vestimentaire, coupe de cheveux... Le moindre détail qui aurait pu nous faire repérer. Sauf qu'à force de courir comme des dératés, on arrive à l'impasse. J'avais douze ans. Depuis plusieurs nuits, je voyais un même endroit dans mes visions, un entrepôt non loin du terrain vague qui bordait la ville dans laquelle nous nous cachions. Curieuse et peu prudente, je m'y suis bêtement rendue. Ils sont arrivés peu après. Je n'avais pas de quoi me défendre, pas de quoi lutter. Ils m'ont emmené et changé radicalement mon existence du jour au lendemain.
Ce fut douloureux. Physiquement et mentalement. On m'a isolé des autres jeunes, et je n'ai vu personne d'autre que les tuteurs chez qui je vivais. J'en changeais régulièrement, surtout au début. On ne voulait pas que je m'attache à qui que ce soit, à quoi que ce soit. J'ai tenu le coup. J'ai ouvert les yeux. J'ai même cru plonger dans la folie, en pleine adolescence, coupée de tout, mise à l'épreuve à chaque jour, chaque heure, chaque minute. Mon sang bouillonnant à mes temps, j'avais envie de frapper, de hurler, d'arracher ces cheveux sur ce crâne qui me démengaient tant. Je les détestais, au début. J'ai essayé de fuir. J'ai vite arrêté. Ca ne servait strictement à rien, ils étaient bien trop puissants. Alors, j'ai fini par capituler. Ils m'ont montré l'Equilibre. Ils m'ont montré pourquoi ma mère était réellement morte, pourquoi elle devait mourir. Et surtout, que c'était Jonathan le monstre, à forniquer avec des forces démoniaques déstabilisant l'Equilibre. Pas eux. Pas nous. Cela m'a pris plusieurs années pour comprendre cela, de nombreuses années de souffrance et de privation. Cela en valait le coup, j'en suis certaine aujourd'hui. J'ai toujours aimé me surpasser, alors je l'ai fait, j'ai tout fait pour les satisfaire. On m'avait bien fait comprendre que si je n'étais pas à la hauteur, si on éprouvait trop de difficultés à mon éducation, ma vie ne valait pas la peine d'être sauvegardée. Et je suis d'accord. S'ils en doutent encore, je vais le leur prouver. J'ai dix huit ans. J'ai commencé mon apprentissage plus tard que mes semblables, je le finis plus tard. Mais je le finis tout de même. J'arrive au bout du chemin, j'arrive au moment où je vais enfin pouvoir accomplir tout ce pour quoi j'ai été formée. Il ne me reste plus qu'une dernière étape à franchir...
Ils l'ont capturé il y a quelques mois. Apparemment, il aurait continué à cavaler pendant toutes ces années sans moi. Non, pas sans moi. Sans elle. Sans sa fille. Sa fille qui n'est plus moi, sa fille qui n'a jamais été moi. Je ne suis pas cette personne, je ne l'ai jamais été. Elle est morte. Elle a fermé ses yeux définitivement quand j'ai ouvert les miens sur l'Equilibre. Je suis née de ses cendres. Et quand mon regard se pose sur celui de l'homme qui m'a mise au monde, il n'y a que froideur et haine. Je vois la peur, dans le sien. J'esquisse un sourire. Il ne me reconnaît pas, non, parce que je ne suis pas celle qu'il a connu. On m'ouvre la grille de l'espèce de cellule dans laquelle il est enfermé et je m'avance. Pas lent, régulier. Tout mon corps est tendu. Je ne scille pas. Je ne respire presque plus. On ne m'a rien donné pour le tuer, on attend que je le fasse donc avec mes propres capacités. Ils savent pourtant que ce n'est pas mon plus grand talent... Je sais pourtant que j'en suis capable. Rien qu'avec ma haine. Rien qu'avec tout ce dégoût qu'il m'inspire... Je me sens surpuissante. Je m'approche, approche ma main de son bras dénudé. Un frisson me parcours quand nos peaux se touchent, mais je reste concentrée. Mes yeux se ferment, tout mon corps se tend un peu plus. Ce n'est pas instantané, je ne suis pas assez douée pour que ce le soit. Mais la douleur l'atteint. Il hurle. Je continue. Je ne lâche pas. Cela dure moins d'une minute, mais qui me semble éternelle. Ma main crispée sur son bras, je continue à le faire hurler. Jusqu'à ce qu'il n'ait plus de voix pour le faire. Je sens son corps de raidir, ses forces le lâcher. Son bras s'échappe de ma main et il s'écroule sur le sol. Mes paupières se soulèvent à ce moment là, et tombent sur son cadavre. Je souffle, me recule. C'est fait.
J'ai tué l'homme qui se prétendait au dessus de l'Equilibre. J'ai tué mon père. Et n'en retire que pure satisfaction.
"I've given all I can, it's not enough"Le 9 décembre 2009, Bergen, Norvège
Mes talons claquent sur le pavé, mais leur bruit se noie dans celui de la foule grouillante, des klaxons et des moteurs d'une circulation intense, totalement habituelle pour une fin de journée. La Norvège... C'est bien, oui. Mais j'aurais préféré un pays du sud, j'ai toujours préféré les pays du sud. Et on s'en fiche, parce que je ne suis pas là pour faire du tourisme, j'en ai déjà fait assez le restant de ma vie. Je suis utile, maintenant. Ma vie a un sens. Ma vie sers à quelque chose. J'ai des repères. J'ai cessé d'être ballottée d'une croyance à une autre, conditionnée et reconditionnée. Je sais qui je suis. Je sais où je vais. Ca fait un bien fou. Même si cette personne a peut être plus de points communs avec ce passé que je renie que je ne voudrais bien l'avouer. Entre le caractère de la petite fille vagabonde et le mien, il n'y a peu de différence, excepté le fait qu'il soit contenu, conditionné pour une mission autre que le chaos. Ma fougue et ma brutalité ne m'ont pas quitté, de même que mon sadisme. Ces paramètres font partie de mon être, un être que je hais car il me rappelle mon père, mais que j'ai embrassé totalement car on m'a montré qu'il pouvait être utile. J'ai avancé, indéniablement. Cela me convient. Ma vie me convient. Elle est ce qu'elle doit être, je suis ce que je dois être. J'en suis plus que convaincue – et mieux, j'en suis heureuse. Mais parfois, lorsque mes yeux croisent mon reflet dans le miroir, je vois encore au fond de ce regard tout ce que j'ai essayé d'effacer. Tout ce que mon père avait fait de moi. Et alors, oui, je me hais.
Alors, je serre la mâchoire, hausse les épaules et me détourne. Ca n'a pas d'importance. Tout ce qui importe, c'est aujourd'hui, non hier. Nos actes au présent qui détermineront la condition du monde au futur.
J'ai enfin des relations sociales, avec les miens. J'ai enfin un groupe de personne que je peux appeler « les miens ». Elevée toute ma vie à l'écart des autres, je suis finalement lâchée au milieu de la civilisation, d'un monde bouillonnant et impatient, dans lequel il n'y a pas une minute de son temps à perdre. J'y étais prête. Tout s'est bien passé. Je sens pourtant encore quelques regards méfiants de la part des autres illuminatis – et j'en ai parfois même pour moi même Ils savent d'où je viens et ce que j'ai pu être. Et même si je reste tout aussi sombre et enflammée, cette fille que j'étais est morte. Je n'ai plus qu'à leur prouver, sur le tas maintenant ; c'est ce que je fais depuis plusieurs mois, déjà. On m'a d'abord envoyé en Europe centrale. La mission n'a pas duré très longtemps, mais tout s'est bien passé. J'ai retrouvé la liberté et je la goûte toujours avec délice, mais je sais désormais quoi en faire. Oh, je m'amuse bien... J'ai toujours été une joueuse, même petite. Maintenant, disons que j'utilise simplement toutes les armes à ma disposition et mes penchants pour atteindre mes objectifs. Bars. Rues peu fréquentables. Je suis un caméléon ; je m'adapte vite à toute situation. Je me fonds dans mon environnement. Je ne suis plus rien, je suis une coquille vide qui se remplit comme elle doit se remplir selon la situation. Je me sens bien, oui. Ca me va. Je suis remise à zéro. Une nouvelle personne, dans une peau fraîche. On m'a accordé de changer quelques informations essentielles, comme mon nom de famille. Je ne pouvais plus supporter de porter celui de l'homme qui m'avait volé mon enfance et qui avait trahi l'Equilibre. Ni celui de ma mère. N'avait elle pas trahi elle aussi, pour mourir ? J'en ai pris un autre, un peu au pif. Qui sonnait bien et qui avait la même origine que celui que je portais jusque là. Je suis quelqu'un d'autre et plus personne à la fois. Je peux être tout le monde, c'est ce qu'on m'a appris à être. Et j'aime ça, j'adore ça. C'est grisant.
Je monte dans le bus et me trouve une place assise rapidement. Ma main effleure le haut de mon bras, juste en dessous de mon épaule. Sous la masse de vêtements, je sais que s'y trouve le signe de l'Ordre. Je me rappelle encore très bien de la cérémonie. De tout ce qui s'est passé. Le plus beau moment de ma vie, jusqu'ici... Je ne suis pas seule. Je n'erre pas sans objectif, j'appartiens à quelque chose. Et je joue à l'humaine lambda. C'est tellement drôle. Je ris doucement quand je les regarde, ces pauvres humains tout autour de moi, dans ce petit bus de ville. Ils ne savent pas. Ils sont aveugles, ils sont aveugles depuis si longtemps... Loups garous, vampires, créatures des enfers, ils sont parmi eux depuis la nuit des temps, mais eux restent définitivement aveugles. La grosse masse d'imbéciles, pas les autorités. Curieuse, j'ai moi même toujours préféré m'intéresser aux surnaturels qu'aux humains. Tellement plus passionnants. Oh, ils ne sont que des pions eux aussi, des pions que nous déplaçons plus ou moins habilement, pour que l'échiquier reste en Equilibre. C'est tout ce qu'ils représentent. Ils sont simplement plus complexes à manipuler que les vulgaires humains. Mais que voulez-vous... Nous sommes bien obligé de vivre parmi les humains, ils sont si nombreux et si importants pour l'Equilibre, eux aussi. Et n'en n'ont pas conscience. Je vais, moi même, tous les jours en cours avec eux. A la fac. Journalisme et communication. Mes visions me permettent d'avoir un aperçu plutôt complet du futur et des sujets importants à traiter demain. Il m'arrive encore de me tromper, mais je me débrouille de mieux en mieux. Je suis consciente que c'est grâce à cela que je suis encore en vie. J'étais assez puissante pour être utile, pour qu'on fasse un investissement supplémentaire sur un cas au départ désespéré comme moi.
Mes autres capacités... Pour ce qui est de la douleur, je me débrouille, mais j'ai totalement laissé tombé mes compétences de soin. Il faut dire que, dès le départ, elles avaient déjà l'air quasi inexistantes. Aujourd'hui, je ne sais pas même réellement si j'en possède. Peut être qu'avec le temps, sans être utilisées, elles ont tout simplement disparues. Ca m'importe peu. D'autres les auront pour moi. Il faut se concentrer sur l'essentiel : la mission que j'ai à mener, en parallèle de mes études. Pas une mission très importante, je suis encore plus ou moins à l'essai et on ne me donnera un rôle important qu'une fois que j'aurai fait mes preuves. C'est ce que je m'efforce d'accomplir Tous les jours, à chaque heure, à chaque minute. Je ne vis que pour cela. Je m'oublie moi même, j'oublie tout le reste, car le reste n'a pas d'importance. Plus rien n'a d'importance d'autre que les ordres que je dois suivre. Jusqu'à la mort. Jusqu'à la fin. Peu importe. C'est ce que je ferais.
Pour l'Equilibre.
"Dreams of wars, dreams of liars"Le 13 Avril 2016, Valholl, Norvège
Une noirceur profonde striée de violents flashs rouges orangées, flammes brûlantes et dévastatrices. Leurs formes de fourches acérées jettent une douloureuse lumière sur des corps décharnés, aux membres tordus en des angles improbables. Certains séparés du reste du corps. Des tas de cendres. Des traces de sang. De petites effusions d'hémoglobines semblent jaillir en même temps que les flammes, alors que le doux bruit du massacre se confond avec leur crépitement. Des ombres courent, trébuchent, se relèvent, se jettent les unes sur les autres. Et hurlent. Ces hurlements sont insupportables. Inaudibles. Ils sont un siphon qui perce les tympans, jusqu'à donner l'envie, le besion, de se couper les oreilles. Ils sont de plus en plus fort, et, à mesure que le volume augmente, de plus en plus inhumains. Ils emplissent tout. Ils résonnent. Ils se répercutent, infinis, insupportables, plus violents que les flammes qui semblent pourtant me ronger de l'intérieur. Ils...
Noir.
Respiration effreinnée, chaotique. Corps tremblant, tressautant au milieu des draps humides. Mon poing part dans le vide. Je me tourne. Encore une, deux fois. Nouveau coup de poing, sauf que celui ci rencontre les barreaux de fer du lit contre le mur. La douleur me ramène à la réalité, un instant. Ma tête retombe avec lourdeur contre l'oreiller, alors que mon regard tente de se fixer sur le plafond pour me trouver un repère, le temps de me calmer. Malgré ma phalange douloureuse, mes deux poings sont toujours fermés avec force, ongles enfoncés dans la chair fragile de ma paume. Je n'arrive jamais à savoir si ce sont des visions ou des cauchemars – sûrement un peu des deux, finalement. Depuis que je suis toute petite, ça me perturbe jusqu'à, parfois, me faire confondre un instant la réalité et le rêve. On s'y habitue et je maîtrise le truc maintenant, mais le fait est que mes visions sont de plus en plus violentes et intrusives. Surtout depuis que l'on m'a officiellement assignée aux semis démons. Mes visions ont toujours été plus tournées vers les rejetons des enfers, mais depuis, j'ai l'impression que ça va de pire en pire. Que c'est de plus en plus intrusif et violent, surtout la nuit.
Je me retrouve là, suante, tremblante, brûlante, avec l'envie de frapper tout ce qui passe à portée. Je mets plusieurs minutes à reprendre un peu le contrôle sur mon corps, avant de me lever pour aller prendre un verre d'eau. Je n'aime pas croiser mon reflet dans la glace, dans ces moments là. Comme si ça me rappelait de mauvais souvenirs. Si mes visions sont autant chaotiques, c'est peut être parce que cet homme qui s'est prétendu ma famille aimait nous faire flirter avec ce genre de choses.
Je donne peut être l'impression de me plaindre, mais en vérité, il n'en n'est rien. La vérité est que cette mission est peut être – sûrement – la meilleure qu'on ait pu me confier. Parce que je sens que cela signifie qu'on me fait enfin confiance, qu'on a arrêté de me regarder de travers. Je suis une illuminati, désormais. Pas seulement à mes yeux, mais aux yeux de tous. Il n'y a rien de meilleur que ce sentiment. Aussi, je sens que je peux utiliser mes capacités à fond, comme jamais. Je sais que c'est une mission bien plus difficile et importante que tout ce que j'ai fait jusque là, et que je n'ai pas le droit à l'échec. Cela pourrait me faire peur et c'est peut être le cas, au fond. Mais surtout, j'en suis fière et excitée. Alors, plus que jamais, je m'y investis corps et âme. Je jongle entre le boulot et la mission au mieux. Ce fut difficile au départ, mais ce n'est qu'un rythme à prendre. Je bosse à droite à gauche comme journaliste – ou plutôt pigiste, dans mon cas. C'est toujours utile, d'être au cœur de l'information. Et même quand écrire un article, aller sur le terrain, ne m'aide pas directement dans ma mission, le statut, la carte de journaliste, aide à se faufiler et à justifier sa présence un peu partout. J'ai fait aussi le rat de bibliothèque, toutes les recherches qui pouvaient m'être utiles, toutes les connaissances sur la nature des semis démons que je pouvais trouver, j'ai tenté de les enregistré. C'est fou le nombre de bouquins ou d'objets un peu obscurs qu'on peut trouver au fin fond de la boutique d'un antiquaire. Et ça peut s'avérer définitivement utile.
Un soupire m'échappe, alors que, perdue dans mes réflexions, mon regard s'est arrêté sur l'heure. 4H40 du mat', même pas la peine que j'essaye de me rendormir. Vêtue d'une tunique de lin bleue me servant de chemise de nuit, je me sers un nouveau verre d'eau avant de m'affaler dans le canapé du salon. L'appartement est plutôt spacieux, surtout par rapport à ce que j'ai eu jusque là. On s'y habitue vite. Je m'habitue vite à toute nouvelle situation, de toute façon. Cela fait plusieurs fois que j'ai emménagé à Valholl désormais, presque un an. On m'a plus ou moins fait faire le tour de la Norvège, de Kristiansand à Narvik, d'Oslo à Trondheim. J'ai toujours été douée dans les langues scandinaves, bien que ce ne soit pas exactement mes langues maternelles. Donc on m'a placé là. C'est dans ce pays que j'ai fait mes études, que j'ai obtenu mon diplôme, il y a quelques années déjà. Les débuts dans le métier n'ont pas été facile, ce n'est pas spécialement le secteur qui donne le plus d'emploi. Mais avec les moyens dont dispose l'Ordre, j'ai tout de même eu beaucoup plus de facilités que ces pauvres humains. J'aime mon travail J'aime fouiller dans tous les coins, en définitive, que ce soit dans un but journalistique ou pour l'Equilibre. Et puis, réussir à anticiper avec assez de précision l'actualité sur le court terme donne un sacré coup de pouce. J'ai toujours un temps d'avance, c'est toujours moi qui dispose de la bonne info, au bon moment.
"In a brave new world"[righy]Le 4 Janvier 2018, Valholl, Norvège[/right]
Le verre de wisky que je viens de vider tourne d'abord lentement, puis de plus en plus rapidement entre mes doigts, alors que je serre les dents. Puis, mon poing se referme autour du verre, arrêtant le mouvement de mes doigts. Je le serre, je le serre, puis le jette au sol en un accès de rage. Je regarde à peine les éclats au sol, affalée sur mon canapé, jambes tendues, pieds posés sur la table basse devant moi. En verre, elle aussi. D'accord, je me mets dans cet état pour pas grand chose. Mais je suis fatiguée, excédée par cette impression tenace et désagréable de tourner en rond, de ne rien trouver, de ne pas avancer. Et mes visions semblent toujours plus me pomper de l'énergie. Déjà que mes capacités à rester calme sont d'habitude maigres, elles volent aujourd'hui en éclat dès que je suis seule. Là, en l'instant, c'est ce maudit couvre feu qui me met en rogne. Oui je sais, un couvre feu. Je viens de casser l'un de mes verres à cause de ça.
Un soupir. Ma tête retombe en arrière, contre le canapé, le haut de mon crâne touchant le mur derrière. Parfois, je me demande si c'était une bonne idée, cette foutue révélation avec cette foutue vidéo. Cela doit faire entre un et deux mois que l'on m'avait demandé, à moi et à un de mes collègues, de nous occuper de ça. J'avais filmé, rien qu'une petite séquence, mais une petite séquence très éloquante. On ne pouvait douter de sa véracité. Il m'avait assisté pour le côté informatique, lorsque je l'avais mise sur youtube, histoire qu'on ne puisse remonter directement jusqu'à mon ordinateur. Nous n'avions pas dû attendre bien longtemps avant que la rumeur ne commence à circuler. Je jubilais, et je ris encore en me rappelant la réaction des humains face à la découverte du surnaturel. Non, je n'aurais raté ça pour rien au monde. Ils vivent en plein milieu de ça, depuis la nuit des temps, et pas une seule fois ils n'ont été assez intelligents pour comprendre que toutes les légendes de loups garous et vampires étaient vraies. Il faut être sacrément borné, à un moment. Il n'empêche que nous n'avons pas fait cela pour qu'on nous colle un couvre feu au cul.
Depuis, certes, il est plus aisé de rechercher du surnaturel et d'avancer sur ma mission concernant les semis démons. Je peux faire plus ouvertement des recherches sur les semis démons ou tout ce qui semble anormal, parce que ça fait du bruit, et tout ce qui fait du bruit, en journalisme, on prend. Une à une, les rédactions sont devenues adeptes des gros titres en rapport avec le surnaturel, parce que soit ça fascine, soit ça effraye. Un mélange des deux dans tous les cas, dirais-je. Quoi qu'il en soit, ça permet de bien vendre, et moi ça m'amuse. Quoi que, pour le moment, je me crispe plus qu'autre chose, en me souvenant de tout ce qu'il s'est passé depuis cette révélation. Je ne pensais pas que cela nous affecterait autant, nous qui savions déjà tout. Mais forcément, nous évoluons tous dans le même monde, un monde où les humains sont majoritaires. Forcément, changez la donne pour eux, ça la changera pour tout le monde. On l'a bien vu, lorsque les événements ont dérapé au nouvel an.
Me passant les mains sur le visage, je finis par me redresser, ramasser les éclats de verre par terre et prendre un petit carnet dans lequel je note deux trois trucs en français – parce que c'est une langue peu parlée par ici et dans laquelle je me débrouille. Pour l'instant, j'oriente mes recherches vers les morts de loups garous et l'attaque du CNRB. Dans les deux cas, malgré la vidéo, il semblerait que les humains soient encore trop fermés pour envisager l'implication du surnaturel. C'est fou, hein. Servez leur la vérité sur un plateau d'argent, et ils continuent à chercher d'autres hypothèses. Mais il est clair que les victimes ne sont pas de simples loups mais des garous, et je penche également vers une implication de nos chères créatures pour le CNRB. Quant à savoir lesquelles, aucune idée. Mais quelqu'un a bien assassiné ces loups garous. En l'absence d'autre piste sérieuse sur Bael et le squad démoniaque, je peux voir s'il y a quelque chose à tirer de ces deux évènements. Une implication quelconque de rejetons des enfers, même des isolés. Je marche sur un fil avec Aslaug Karlsen, tout se fait lentement avec elle. Il me faut trouver quelque chose en parrallèle, qui puisse m'aider de manière plus rapide et directe.
Rien n'est joué d'avance, mais encore faut il récolter des cartes pour pouvoir jouer. Je trouverai un moyen de me faire discrète la nuit, et le jour, j'arriverai à allier mon travail à ma mission. Je n'ai guère d'autre choix.