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Elle n'a jamais vraiment compris l'intérêt des sentiments, en tout cas les "positifs". Oui c'était beau quand c'était écrit dans les romans, parfois ça déclenchait quelques émotions quand c'était bien exprimé dans un film ou une série, mais ce n'était que de la fiction. Elle savait les feindre, les imiter à la perfection à force d’entraînement, mais ce n'était pas réel et ça ne le serait jamais, parce que c'était d'un ennui à s'auto-écorcher avec un couteau à beurre. Un psy, si elle avait trouvé un quelconque intérêt à en consulter un, aurait certainement dit que c'était parce qu'elle avait manqué d'amour dans son enfance, ou qu'elle vécu des traumatismes plus jeune, ou une autre excuse bidon qui s'éloignait encore plus de la réalité.

De l'amour elle en avait eu, si on comptait l'adoration presque maladive que sa mère avait eu à son égard depuis sa naissance jusqu'à ses seize ans. Pas de problème d'autorité paternelle non plus, le mari de sa mère avait eu la même dévotion craintive que sa génitrice à son égard, elle n'avait jamais rencontré son père naturel et n'avait pas un besoin impératif de le faire un jour. Elle savait qu'il apparaissait régulièrement dans le secteur où elle était née, c'était largement suffisant et elle n'avait pas envie d'en apprendre plus à son sujet. Et elle n'avait rien subi d'affreux, en tout cas rien qui puisse se retrouver dans un fait divers un peu glauque et ce même si elle venait d'un coin réputé pour ses nombreuses déviances et sa criminalité toujours en hausse.

Non c'est tout simplement sa nature qu'elle a embrassé pleinement, celle qui lui dicte depuis toujours que l'humanité est faible, des créatures inférieures qui ne servent qu'à être manipulées pour mieux asseoir le pouvoir des siens. Le monde n'est pas beau et bon et parfait, elle le sait depuis qu'elle est en âge d'avoir des souvenirs, et ça lui convient parfaitement. La douleur, la tristesse, l'envie, la peur, la jalousie, autant de ficelles et de leviers tellement plus intéressants avec lesquels elle aime jouer pour obtenir ce qu'elle veut, parce que l'Homme est un être faible qui fonctionne avec ses instincts primaires et basiques. Le mieux, ou le pire selon le point de vue, est qu'il ne suffit pas de grand chose pour le pousser dans la bonne direction.

L'impression qu'un barrage cédait en elle, c'était ce qu'elle avait ressenti lorsque son pouvoir s'était manifesté pour la première fois. Il l'avait cherché, amplement mérité, et le voir être emporté par l'eau pour s'écraser contre un rocher avait été meilleur encore. Une satisfaction qui avait réchauffé son ventre alors que son premier sang de femme dansait tout autour d'elle dans l'onde. Contrairement à beaucoup sa colère n'était pas un incendie, c'était une vague implacable et indomptable, pire que les tempêtes qui s'échouaient parfois sur les côtes de sa ville natale. Elle avait aimé voir le garçon qui venait de se moquer d'elle suffoquer alors que l'eau pénétrait ses poumons, voir la terreur dans les yeux des autres enfants autour de lui qui ne savaient pas comment l'aider, leurs regards entre peur et incompréhension qui se tournaient vers elle alors qu'elle riait, leurs cris haineux rapidement étouffés par l'eau alors que des courants les attiraient vers le bas. Longtemps, trop longtemps, mais ça n'avait pas d'importance, ils n'étaient que des humains.

Elle se souvenait parfaitement de ses seize ans, du visage de Bael alors qu'il lui ordonnait de tuer sa mère, des larmes qui coulaient sur les joues de sa génitrice alors qu'elle suppliait le fruit de ses entrailles de l'épargner. Elle n'avait pas hésité une seconde, s'était emparé du large couteau de cuisine et avait tranché la gorge de la femme, éclaboussant de sang le beau gâteau qui attendait d'être dégusté. Elle avait aimé le mélange des couleurs, le rouge brillant sur le glaçage immaculé et les fleurs de sucre, la sensation de puissance dans le creux de son ventre et les battements plus lourds de son cœur en regardant le beau liquide carmin couler lentement. Le petit rire étouffé de son mentor de demi-frère alors qu'elle refusait net de rejoindre Bael en Norvège, les volutes sanguines qui s'étaient élevées alors qu'elle faisait appel à l'eau qui se trouvait dans le liquide vital encore chaud, sa propre voix, calme et posée malgré l'effort, qui énonçait sa volonté. Un jour elle le rejoindrait dans sa contrée glaciale, mais elle avait encore besoin d'apprendre et de se perfectionner.

L'eau est partout, quel que soit son état, bien plus puissante qu'on ne le pense. L'eau érode la pierre, dissout la terre et éteint le feu, elle est dans l'air que tous respirent, compose la majorité des êtres vivants et possède le pouvoir de vie ou de mort sur tout ce qu'elle touche. Elle se plie parfois aux contraintes mais trouve toujours un chemin, le sien, et rien ne peut réellement la contenir très longtemps si elle ne le veut pas. Exception faite des semi-démons qui sont capables de la contrôler. Des années d'apprentissage et de perfectionnement, mais enfin elle pouvait clamer la maîtrise totale de son pouvoir sur l'élément liquide, de toutes les manières possibles et imaginables. Avec plus ou moins d'effort selon les cas bien sûr, mais il y a forcément un prix à payer pour jouer avec l'eau.

À l'apparition de ses premières formes purement féminines elle avait vu les têtes se tourner sur son passage, la détailler sans scrupules, senti les regards sur elle et les mains aventureuses dans certaines foules compactes. Son corps plaisait, c'était tout ce qui les intéressaient de toute façon, et elle avait appris à s'en servir pour obtenir ce qu'elle voulait. D'abord avec les garçons du quartier, à un âge que beaucoup d'humains trouvent trop jeune, puis avec les touristes qui passaient leurs vacances dans sa ville natale et quelques locaux qui pouvaient lui apporter ce qu'elle désirait. Jamais de femmes en revanche, elles ne l'attiraient pas et elles étaient de toute façon bien moins manipulables à ce niveau, sauf si bien sûr cela lui servait à atteindre ce qu'elle voulait.

Comprendre que l'homme, l'individu masculin, était faible dès qu'il s'agissait du sexe n'avait pas été difficile, et apprendre à l'utiliser contre lui encore plus aisé. Comment se mettre en valeur, la façon d'attirer leur attention puis leurs attentions, alimenter les fantasmes et répondre à leurs envies, juste un nouveau jeu avec de nouvelles règles qu'elle s'était empressé de maîtriser pour s'en servir encore et encore. Des paraphilies les plus obscures aux pratiques jugées dégradantes en passant par l'infinité de possibilités qu'offraient les corps, elle savait comment tirer son épingle du jeu et toujours dans le même but: semer le chaos sur son passage, quelle que soit la façon, et augmenter son propre pouvoir, bien différent de celui qu'elle possédait déjà. Secrets d'alcôves, désirs inavouables, confidences sur l'oreiller, autant d'informations qu'elle utilisait à son avantage pour progresser et s'élever toujours plus.

Bien sûr il ne s'agit pas uniquement d'une besogne juste bonne à lui donner des outils pour arriver à ses fins, il y a aussi une large partie de plaisir dicté par ses pulsions purement semi-démoniaques, un pouvoir qu'elle savoure sans retenue. Maris, amants durables ou de passage, inconnus croisés et consommés sur place, elle aime le corps d'un homme contre le sien et n'hésite pas à satisfaire ses désirs quand ils se présentent. Peu importe le rôle qu'elle emprunte, de la candeur naïve à la lascivité dépravée en parcourant tout le spectre entre les deux, elle sait y trouver son plaisir et en tirer ce qui l'intéresse, quoi qu'il arrive.

Elle n'avait jamais réellement été dans une misère absolue, ses parents la faisant toujours passer en premier quand il s'agissait des dépenses de la famille, mais elle avait toujours voulu plus. Les livres neufs aux couvertures brillantes que certains de ses camarades de classe possédaient quand les siens étaient usés et tâchés, les vêtements qui suivaient la dernière mode que les filles de la partie touristique portaient quand elle n'avait que des tenues classiques ayant le plus souvent appartenu à d'autres personnes avant elle, les plats dans les belles assiettes blanches des restaurants de luxe qu'elle aurait échangé à tout moment contre la cuisine simple de sa mère. Elle n'avait pas été malheureuse, il y avait bien pire et elle le savait, mais ce n'était pas suffisant et pour avoir plus il fallait de l'argent. Faire les poches des touristes avait marché un temps, puis elle avait appris à s'attirer les faveurs de ceux qui avaient le portefeuille plutôt que de se servir directement. De nombreux étudiants américains en avaient fait les frais, certains ados des quartiers fortunés aussi, mais ce n'était qu'un début.

Vendre son corps n'avait été qu'une étape, fructueuse même s'il s'agissait surtout d'un bon moyen de satisfaire ses pulsions, puis elle avait décidé de viser plus haut. Pourquoi s'embêter à cumuler les clients quand un seul homme pouvait lui apporter assez d'argent pour combler ses envies du moment. Assez d'argent pour s'élever réellement au dessus du reste, signer un papier et supporter les aberrations d'un prêtre n'était que de petits sacrifices pour y arriver. Son premier mari n'avait pas été très difficile à charmer, se débarrasser de lui après s'être assurée qu'elle hériterait de tout non plus, et dessiner des arabesques de sang dans l'eau de la baignoire avait été un réel plaisir. Vendre le corps d'autres avait été une suite logique, tout comme s'en servir pour piéger son second mari à deux reprises, et récupérer une bonne partie de sa fortune avec le divorce l'avait amusée. Et elle avait recommencé avec les deux suivants, augmentant sa fortune jusqu'à ce qu'elle devienne colossale et lui permette de s'offrir absolument tout ce qu'elle désirait.

L'argent est le nerf de la guerre pour certains, pour elle c'est un pouvoir, un autre qu'elle a appris à utiliser à son avantage. Des comptes à six zéros minimum dans de nombreux paradis fiscaux au salaire largement confortable de son nouveau mari qui lui permet d'acquérir ce qu'elle souhaite quand elle le veut sans même toucher à ses propres finances en passant par les coquettes sommes qu'elle gagne via l'agence d'escorts de luxe qu'elle gère aujourd'hui, elle sait qu'elle peut s'offrir tout ce qui lui passe par l'esprit, y compris ce qui ne devrait pas être monnayable. Tout a un prix et tout s'achète, le reste n'est qu'une question de négociations et de pouvoir.