9 mars 2018
L’index en l’air, la blonde fixe un nom sans se décider à enclencher l’interphone. Elle grimace, ce qui en dit long sur son embêtement. La matinée plutôt agréable annonce une journée prometteuse, alors pourquoi gâcher ces réjouissantes prémices et s’infliger une rencontre avec une héritière pourrie gâtée ? Le doigt de la galeriste fuse sur l’interphone du service d’immeuble. Elle peut bien leur confier l’acheminement final du colis, non ? Car là, franchement, elle a bien envie de s’épargner la visite chez cette peste de Cheryl. Pour une raison qui lui échappe – si raison valable, il y a d’ailleurs –, la rouquine a une dente contre elle. Et la rancune est tenace ! Quand on connaît le tempérament pacifique de Saara, on ne doute pas des efforts moult fois tentés pour aplanir les angles. Sauf que Cheryl n’y met clairement pas du sien et cherche sans cesse à les entraîner dans la chamaillerie. Une voix nasillarde la salue et demande comment elle peut l’aider.
« ... Non.. euh.. excusez-moi, je me suis trompée, désolée encore, bonne journée ! »Elle se tapote le front. Sérieux ?! Elle s’apprêtait à abandonner une oeuvre admirable au soin de mains maladroites qui lui feraient certainement manger tous les recoins en chemin. Jamais, sa conscience professionnelle ne cautionnera une faute pareille ! De toute façon, il est plus que temps que Cheryl et elle échangent deux-trois nouvelles. Ça ne se fait pas de s’ignorer entre connaissances de longue date.
Un tapotement contre une vitre la fait pencher la tête du côté du bruit. Dans l’immense hall intérieur, elle aperçoit un homme lui pointer la porte d’entrée comme pour lui demander si elle cherche à entrer. Elle confirme d’un léger hochement. Il se dirige alors vers l'entrée pour lui ouvrir et lui tenir la porte. Toute en délicatesse, elle soulève le colis qu’elle avait appuyé contre le mur et passe devant l’homme qui la salue d’un air enjoué.
« Bonjour, merci, vous préservez à une de vos voisines la surprise de ma visite. Elle vous en sera reconnaissante, certainement. »Pas assez marquée pour être remarqué le sourire dubitatif de Saara échappe évidemment à ce locataire tout guilleret descendu relevé son courrier. Il lui répond qu’aux voisines charmantes, il accepte un sourire pour solde de tout compte. En appelant l’ascenseur, il relance la conversation en quêtant son opinion sur une offre pour des destinations au soleil qu’il a reçu parmi ses pubs. Après avoir montré un intérêt poli au flyer, elle tourne la tête pour regarder la neige tomber au-dehors. Les portes de l’ascenseur s’ouvrent, elle entre la première et se place au fond. L’homme appuie sur son étage, puis lui demande lequel est le sien.
« Oh… »Elle n’en sait rien. L’étourdie, je vous jure ! Ces derniers temps, tant de choses tournent dans sa tête qu’elle n’est parfois plus trop à ce qu’elle fait. L’ascenseur commence à monter. Trop tard pour ressortir et consulter les boîtes aux lettres. Il lui demande qui elle vient voir des fois qu’il saurait l’étage.
« Cheryl.. Mademoiselle Cheryl Myrhe. », le renseigne-t-elle, déjà résignée à devoir redescendre.
L’homme sourit, puis appuie sur un étage. Elle aurait dû le prédire, les gens séduisants passent rarement inaperçus ; on les repère même de loin. Pour rire ou pas, l’homme lui demande s’il devrait pousser sa chance auprès de la belle rousse et suggérer un petit café pour acquittement. Il a l’air gentil, trop pour une nana aussi casse-bonbon que Cheryl.
« Oui, si vous êtes maso. Elle mord. »C’est plus histoire de plaisanter, comme c’est toujours le cas quand on dit ça. Sauf qu’avec la donne actuelle, ce genre de formulation sonne plus comme un avertissement. Les portes de l’ascenseur s’ouvrent à l’étage de l’homme qui sort sur un « bonne journée » balbutié.
« Attendez, je ne voulais pas insinuer que c’en est une, de… »Mais déjà les portes se referment. Saara frappe l’arrière de son crâne contre la paroi. Un peu trop énergiquement, ça lui fait mal. Mais elle le mérite ! Ne vient-elle pas de déclencher des rumeurs sur des mœurs louches de la part de Cheryl ? Elle ne sait pas trop ce que l’homme a cru comprendre. Que sa voisine est une créature surnaturelle ou alors qu’elle exerce comme dominatrice…
*
Elle va me tuer*
Seulement, si l’histoire arrive aux oreilles de Cheryl. Mais il y a de bonnes chances que jamais le voisin ne pipera mot.
Sur cet espoir, Saara sort de l’ascenseur. Devant la porte de Cheryl, elle souffle un bon coup. Toutefois, sa mauvaise conscience ne s’évacue pas pour autant. Elle va devoir faire avec. Presque en bouclier, elle tient le cadre devant elle, puis appuie sur la sonnette avec un sourire crispé.
« Bonjour Cheryl, ça v-… »La fin est noyée dans les paroles de la rousse, manifestement dépitée. Si la blonde se retient de répliquer que le désagrément est partagé, elle le pense très fort. La visite faillit alors tourner court. D’ailleurs, si elle était venue les mains vides, on lui aurait assurément claqué la porte au nez.
*
Dire que je culpabilisais pour la réputation de cette pimbêche, elle se charge toute seule de chasser les gens*
Elle soupire. Comment lui donner la carte, alors que ses mains sont occupées à tenir le cadre ? Et puis c’est quoi ce respect pour une œuvre d’art, lui demander de dévoiler une toile sur un palier de porte, au milieu d’un couloir ?!
« Je connais tes connaissances limitées en amabilité. Si je n’espère pas que tu me proposes à boire, mais le minimum d’hospitalité serait tout de même de me laisser entrer. Au moins le temps de déballer ce que ton père te fait apporter. »Aucune crainte qu’elle s’éternise plus que nécessaire. Visiblement, Cheryl s’est mise en grand frais. Attend-elle une visite spéciale ? Ou s’est-elle apprêtée pour sortir ? C’est curieux si un événement clinquant se tienne à cette heure du matin.